C’est l’histoire d’un match qui se joue au moins autant dans les tribunes que sur le terrain. D’un faux derby qui oublie de compter les kilomètres. Le Standard et Charleroi se détestent. Pourquoi ? Les réponses se conjuguent au passé.
Les flocons de neige et le but précoce de Steve De Ridder n’ont pas encore atterri sur Charleroi, mais le speaker du Mambour pense déjà à réchauffer l’atmosphère des tribunes, alors plus préoccupées par l’offensive hivernale que par les offensives waeslandiennes. Et quoi de mieux, pour réchauffer les coeurs carolos, que d’annoncer l’égalisation de Mouscron, survenue 91 kilomètres plus loin.
Les » anti-Standard » résonnent dans la T4 pour saluer les malheurs du meilleur ennemi des Zèbres. Près de deux heures plus tard, c’est par le même chant que le kop carolo saluera ses troupes, qui concluent leur décevant partage du soir par un tour d’honneur express. La visite des Rouches, programmée dans une semaine, est déjà dans toutes les têtes.
» Il va falloir être prêt, mentalement et physiquement, parce que c’est un match avec une ambiance particulière « , pose d’emblée Amara Baby. L’ailier zébré est complété par l’intervention de Gaëtan Hendrickx, qui parle du » match de l’année pour les supporters « , et refuse de se lancer dans la moindre ébauche de pronostic : » On sait que ce sont des matches où tout peut arriver. »
Même si les entraîneurs espèrent certainement le contraire, la logique restera dans les vestiaires du Mambour, ce dimanche. Du temps de sa présidence, Abbas Bayat l’avait déjà compris : » Les matches entre Charleroi et le Standard ont une vie propre. » Une vie dans laquelle les compliments ou autres formules de politesse n’ont pas vraiment droit de cité.
MATA ET N’GANGA
Clinton Mata l’a appris à ses dépens. Quelques jours avant sa signature à Charleroi, l’Angolais avait participé à un tournoi de sixte sous les couleurs du Standard, avec des maillots empruntés à l’Académie par son ami Paul-José Mpoku. Une fois les photos de la journée lancées sur les réseaux sociaux, Mata a été embarqué dans la tempête. Lors d’un match de préparation au Luxembourg, Felice Mazzù avait d’ailleurs été contraint de le changer de flanc, avant de le remplacer à la mi-temps, pour éviter de l’exposer aux Ultras.
Quand Dossevi avait posté une photo de zèbre éventré sur son compte Instagram, N’Ganga avait vu jaune sur la pelouse pour une intervention très musclée sur le Togolais.
Les » Mata, tu n’es qu’un Liégeois » (chant du Mambour réservé aux anciens de la maison rouche) se multipliaient au bord de la pelouse, paroles répétées aux oreilles de Clinton voici quelques semaines, quand il est revenu dans le Pays Noir sous les couleurs de Genk. Preuve que quand il s’agit du Standard, le Zèbre a la rancune tenace.
À l’époque, Francis N’Ganga n’avait pas tardé à sermonner le nouveau venu carolo. Le gaucher avait raconté à Mata les valeurs des tribunes, résumées en quelques préceptes : ici, à Charleroi, on ne sympathise pas avec l’ennemi liégeois. On évite tout contact avec les gens du Standard, et on n’envisage même pas un échange de maillot après un » derby wallon « . Le latéral du Sporting est du genre à dévorer du rouche à toutes les saisons. Il y a deux ans, quand Matthieu Dossevi avait mis de l’huile sur le feu wallon en postant une photo de zèbre éventré sur son compte Instagram, Francis avait vu jaune sur la pelouse pour une intervention très musclée sur le Togolais.
» Dès qu’on discute avec un supporter, il nous parle de battre le Standard « , explique N’Ganga, l’un des vétérans du vestiaire carolo, débarqué dans le coeur des tribunes à l’occasion d’un match à Sclessin. Le Congolais, alors victime d’une grave blessure au genou, avait été porté par les médecins juste derrière le but posé au pied de la bruyante T3 liégeoise, et avait répondu aux insultes par un doigt d’honneur acclamé par les fans zébrés.
» Si les supporters n’aiment pas le Standard, alors moi non plus « , argumente N’Ganga. » Quand on fait partie de l’histoire d’un club, il faut pouvoir suivre ses doctrines. Mais ce geste, je ne l’ai pas fait pour leur faire plaisir. Je ne savais pas que la rivalité était aussi intense. »
À LA RACINE
Dante Bonfim semblait l’ignorer, lui aussi. Le Brésilien est le dernier joueur à avoir quitté directement Charleroi pour le Standard (Dudu Biton et Geoffrey Mujangi-Bia l’ont fait plus tard, mais après un prêt à l’étranger). L’annonce de son départ avait été faite quelques heures avant un match face à Zulte Waregem, qu’il disputait encore sous le maillot carolo. Les sifflets des tribunes l’ont marqué à la culotte pendant toute la rencontre.
» Entre les deux clubs, ça ne blaguait pas « , rembobine celui qui porte aujourd’hui les couleurs de l’OGC Nice. » Ce ne sont vraiment pas des amis. Il y a quarante minutes à faire pour aller d’une ville à l’autre, mais je peux vous dire que c’était quelque chose de spécial. Ces sifflets face à Zulte Waregem, je ne m’y attendais pas. Je connaissais la rivalité entre les deux clubs, mais je ne la comprends pas vraiment. »
Robert Waseige, pourtant passé à trois reprises par les deux clubs, avoue également son incompréhension dans les colonnes de Sudpresse : » À ma connaissance, aucune des deux parties n’a déclaré la guerre à l’autre. Je n’ai jamais compris ce que les uns reprochaient aux autres. »
Pour chercher les racines de la grande rivalité du football wallon, il faut se rendre à Waterloo. Pas pour y soutenir l’équipe locale, plantée au bout de la D3 amateurs, mais pour pousser la porte de L’Amusoir, un bar-restaurant où de nombreux joueurs carolos, domiciliés dans les environs, ont leurs habitudes. Jean-Paul De Smaele, supporter des Zèbres depuis l’enfance et serveur dans l’établissement, confesse avoir souvent expliqué aux nouveaux venus du Sporting cette rivalité avec le Standard.
L’énumération commence par le souvenir le plus douloureux : » J’ai vécu la finale de Coupe de 1993. Encore aujourd’hui, on pense que la finale a été tronquée. » L’arbitrage d’ Alphonse Constantin, déjà critiqué au moment du match par le camp carolo, avait été ouvertement mis en doute peu de temps à près, quand l’homme en noir est devenu homme en rouge, occupant par la suite les fonctions de directeur général du Standard. » On parle souvent de cette finale de Coupe de Belgique « , admet Mehdi Bayat. » C’est ce genre de chose qui contribue à créer ce type de situation. » Les souvenirs du Parc Astrid, qui accueillait la finale, sont encore bien gravés dans les esprits zébrés.
UN GOÛT D’ITALIE
De nombreux événements ont encore émaillé les rencontres entre Charleroi et le Standard depuis cet épisode bruxellois. Le Sporting avoue sa suspicion quand, au coeur de l’hiver 2003, les Rouches prêtent Dimitri Habran, Mohamed El Yamani ou encore Antonio Caramazza à Malines, concurrent direct de Charleroi dans la lutte pour le maintien. Près de dix ans plus tard, c’est Sébastien Pocognoli qui met du sel sur les plaies, en plantant un drapeau du Standard au milieu de la pelouse du Mambour après un plantureux succès liégeois en terres ennemies.
Sébastien Pocognoli a mis du sel sur les plaies en plantant un drapeau du Standard au milieu de la pelouse du Mambour après un plantureux succès liégeois en terre ennemie.
Mais la querelle est bien plus ancienne. Abbas Bayat l’avait bien compris, quand il analysait l’arrivée du choc wallon en décembre 2009, alors que Charleroi luttait pour sa survie en D1 : » L’importance de ce match n’est pas tellement sportive, car ce ne sont que trois points sur nonante. C’est un événement social, qui entre dans l’histoire des relations entre Liège et Charleroi. Il y a beaucoup d’ambiance, de spectateurs et de spectacle. »
Pour le show des tribunes, les Ultras répondent toujours présents. Dans les deux camps, le mouvement ultra est une philosophie assumée, comme nulle part ailleurs en Belgique. Développé dans le sud de l’Europe, particulièrement en Italie, l’Ultra a débarqué chez nous après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, le pays manque de main d’oeuvre pour produire plus de 100.000 tonnes de charbon par jour, et passe avec ses homologues italiens l’accord » Minatori-Carbone « , qui contraint la Belgique à envoyer une certaine quantité de charbon de l’autre côté des Alpes, tandis que 2.000 Italiens débarquent chaque semaine dans le Plat Pays, emmenant bientôt avec eux leur famille et leur culture footballistique.
Installés près des bassins sidérurgiques, et donc près de Liège ou de Charleroi en Wallonie, les expatriés italiens s’accoutument progressivement au pays et à son football. Certains affirment même que la rivalité entre les métallos des deux grands bassins sidérurgiques se prolonge dans les tribunes. La fusion entre les bassins au début des années 80 n’y changera rien, tandis que la descente aux enfers du FC Liège et de l’Olympic Charleroi donneront moins de saveur aux rivalités locales, exacerbant du même coup celle entre le Sporting carolo et le Standard liégeois.
DANS LA PEAU DU ZÈBRE
Mehdi Bayat se souvient de ses premières années dans le Pays Noir, et de ces images de Charleroi-Standard : » Au début, on avait des matches avec 24.000 spectateurs, dont un bloc visiteur rempli par 4.500 supporters liégeois. C’était une ambiance assez exceptionnelle. » Mais l’administrateur-délégué du Sporting le confesse : » C’était un peu un derby à sens unique, surtout une vraie rivalité pour nous. »
La frustration du Zèbre trouve sa source au bout des années soixante. Les Carolos, emmenés par Georget Bertoncello, battent le Standard au Mambour en début de saison, et semblent armés pour le premier trophée de leur histoire. Ils finiront finalement deuxièmes du championnat, devancés par qui vous savez. Déjà, 24 ans avant la finale de Coupe, l’arbitrage de monsieur Franz Geluck est remis en cause par le camp zébré.
La théorie du complot fait son retour dans le Pays Noir deux années plus tard, quand le Standard, facile vainqueur de l’Antwerp sur le terrain, est battu sur tapis vert par le Great Old à cause de la montée au jeu de Miodrag Petrovic, quatrième étranger à fouler la pelouse lors de cette rencontre, contrairement aux limitations en vigueur à l’époque. La victoire par forfait permet aux Anversois de glaner deux points supplémentaires, quittant la quinzième place synonyme de relégation pour la laisser à… Charleroi.
Échangé contre Roger Henrotay au milieu des seventies, André Gorez rejoint le Standard en provenance de Charleroi. La rivalité wallonne, il connaît, et raconte à la DH : » Charleroi a toujours été considéré comme la cinquième roue du carrosse, face à Liège la Principautaire. On n’aime pas trop, à Charleroi, le petit complexe de supériorité qu’ont toujours cultivé les Liégeois. » C’est par cette suffisance rouche que les Carolos expliquent le débauchage de Régis Genaux, contraire au gentleman’s agreement entre les clubs belges, à l’école des jeunes du Sporting en 1990.
Le ressentiment ne semble jamais s’estomper, et les nombreux joueurs qui débarquent chaque été au Mambour sont rapidement mis au parfum. » À Charleroi, il y a deux matches qu’on ne peut pas perdre : ceux contre le Standard « , se souvient Bertrand Laquait, gardien français passé par le Pays Noir dans les années 2000. » Je me rappelle mille fois plus des matches face à eux que contre Anderlecht. On était dans une vraie ambiance de derby, c’était aussi fort qu’un OM-PSG. Notre match, c’était vraiment face au Standard. »
» C’est clair que c’est le match de l’année pour ceux qui supportent le Sporting de Charleroi « , reprend Jean-Paul De Smaele, qui ajoute un dernier événement à la liste des griefs carolos : » Dans les années 90, quand les déplacements en combi-car n’étaient pas encore obligatoires, les supporters du Standard sont allés dans le centre de Charleroi, et ils ont tiré sur le débit de boissons tenu par Bertoncello. Honnêtement, ça va parfois trop loin. Les supporters des deux camps devraient mettre de l’eau dans leur vin. »
LA FIN DU SENS UNIQUE
» Avant, c’était un derby assez chaud, mais peut-être plus important pour les supporters de Charleroi que pour ceux du Standard « , pose Mehdi Bayat, qui constate avec le sourire que les temps ont changé. » La rivalité, au niveau sportif, n’a jamais autant existé que ces trois ou quatre dernières années. Et aujourd’hui, c’est vraiment un match attendu des deux côtés, y compris pour des raisons sportives. »
Devancé par Charleroi la saison dernière, distancé par les Zèbres au classement actuel, le Standard voit sa suprématie régionale contestée. Arrivé à Liège pour y enfiler le costume de directeur sportif juste avant un choc wallon, alors que le Standard occupait la lanterne rouge sous les ordres de Yannick Ferrera, Olivier Renard n’avait été présenté à la presse qu’après le déplacement au Mambour : » Il fallait consacrer toute l’énergie du club au derby wallon « , avait-il alors expliqué, avant d’argumenter sur la victoire rouche : » Les joueurs ne pensaient plus trop au classement, mais se focalisaient plutôt sur la rivalité entre les deux clubs. » Un match à part, encore une fois. Geoffrey Mujangi-Bia raconte la particularité de ces nonante minutes à sa manière : » Il y a le Clasico pour le prestige mais là, on parle d’une bataille, d’une guerre que tu dois gagner. »
L’attitude liégeoise prendrait-elle même des airs de jalousie, quand la direction du Standard tente à deux reprises de convaincre Felice Mazzù de traverser la Wallonie (voir encadré) ? » Depuis trois ans, on se positionne comme le premier club wallon sur le terrain « , avance sans complexe Mehdi Bayat, tout en reconnaissant que » historiquement, le Standard le reste. Par rapport au Standard, Charleroi n’a pas d’histoire. »
À son arrivée, au début des années 2000, Abbas Bayat avait affirmé dès ses premières interviews vouloir contester l’hégémonie du Standard en Wallonie. Il avait fini par baisser les armes, affirmant à son départ que » Liège a davantage de possibilités de croissance, et a toujours été plus favorisée politiquement « , mais son neveu a repris le flambeau. Aujourd’hui, c’est presque avec fierté que Mehdi Bayat dresse ce constat : » C’est fou, et c’est très nouveau : quand on perd un match, je reçois sur Twitter une déferlante de messages de la part de supporters du Standard, qui sont tout contents. Le fait qu’on ait réussi à faire en sorte qu’aujourd’hui, le club de Charleroi fait à nouveau parler les supporters du Standard, c’est une grande satisfaction pour moi. »
L’administrateur-délégué du Sporting n’y est pas étranger. Son amitié avec Anderlecht, et sa présence de plus en plus renforcée au sein des instances du football belge l’amènent à incarner le pouvoir, cette chose que les tribunes liégeoises aiment tant détester. Les théories du complot fleurissent désormais dans les deux camps. De quoi rendre les rencontres entre les deux bassins sidérurgiques wallons encore plus brûlantes.
Peut-on confier l’extincteur à Mehdi Bayat ? L’homme fort des Zèbres conclut dans un sourire : » Ces derniers temps, dans notre vestiaire, l’intensité est un peu tombée autour de cette rencontre. Bien sûr, ça reste notre match le plus important de l’année mais finalement, aujourd’hui, je préfère perdre une fois de temps en temps contre le Standard, et être là où on est au classement. » Pas sûr que les tribunes du Mambour acceptent une éventuelle défaite avec autant de philosophie…
Par Guillaume Gautier
La tentation Mazzù
Même si Olivier Renard ne l’a jamais avoué officiellement, le Standard a envisagé la piste Felice Mazzù l’été dernier, pour la troisième fois en un peu plus de cinq ans. L’entraîneur idéal de Charleroi semble aussi être celui dont rêve le Standard, signe de mentalités plus semblables que les publics respectifs ne veulent bien l’admettre.
» Tout le monde sait qu’il y a eu une porte ouverte avec le Standard, mais je l’ai refermée tout de suite « , a expliqué le coach des Zèbres en début de saison. Question de crédibilité. Quelques mois plus tôt, avant le début des play-offs, Mazzù avait affirmé sans détour au micro de Sporza qu’il ne quitterait jamais Charleroi pour se rendre immédiatement à Sclessin : » Je connais l’animosité entre les supporters, la rivalité des deux clubs. » Une haine régionale qu’il ne comprend pas toujours, mais qu’il sait capitale pour son public, dont il a toujours respecté les sensibilités.
» Felice est trop marqué Charleroi pour aller en ligne directe au Standard « , avait de toute façon affirmé Mehdi Bayat quand il a été confronté à l’hypothèse. » Et puis, avec tout le respect que j’ai pour ce club, je ne crois pas que ce serait une ascension pour Felice. » Aujourd’hui, un mouvement direct entre les deux camps semble d’ailleurs difficile à envisager. Depuis que Mehdi Bayat a repris les rênes du club carolo avec Fabien Debecq, aucun Carolo n’a pris directement la direction de Sclessin. » Par respect pour les supporters et les gens qui m’ont donné ma chance ici, je n’irai jamais au Standard « , a d’ailleurs déclaré Clinton Mata la saison dernière.
Le Standard reste, malgré ses résultats récents, un club assez important pour susciter l’intérêt de coach Mazzù. S’il a complètement exclu l’idée de faire le trajet direct entre Charleroi et Liège, on l’imagine mal aller au bout de son parcours sur les bancs de touche sans s’asseoir, au moins une saison, sur celui de Sclessin.